Les coupables étaient trop parfaits

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Abdelkader Azzimani erreur acquittement

Des coupables trop parfaits

Condamnés à 20 ans, ils passent devant la commission de révision de la Cour de cassation. L’avis de l’avocat général est favorable. Décision le 2 juillet.

Arabes, dealers, derniers à voir vu la victime et pas loin du lieu du meurtre, tout les accusait… Mais l’ADN a parlé. Abdelkader Azzimani, 47 ans, et Abderrahim El Jabri, 46 ans, condamnés à vingt ans de prison pour un crime sauvage commis en 1997 à Lunel (Hérault), sont sur la route de l’acquittement. Les deux hommes, qui ont purgé respectivement des peines de 12 ans et 14 ans, passent aujourd’hui devant la commission de révision de la Cour de cassation. Le premier pas d’une marche inexorable vers l’acquittement après 15 ans de marathon judiciaire.

Le Point révèle que l’avocate générale de la commission de révision a rendu un avis favorable à la saisine de la Cour de révision, seule juridiction à pouvoir “casser” une condamnation. Monique Valdès-Boulouque considère en effet qu’il “existe des éléments nouveaux” dans cette affaire nécessitant la saisine de la Cour de révision : la découverte récente de l’ADN d’un nouveau suspect et les déclarations de celui-ci et de son complice disculpent les condamnés. Un vrai miracle judiciaire ! En 2011, sur 126 demandes de révision, deux seulement ont été acceptées. Retour sur ce qui devrait être la 7e erreur judiciaire reconnue depuis l’après-guerre.

Acharnement

7 heures du matin, 22 décembre 1997. Un moniteur d’auto-école découvre un corps ensanglanté en contrebas d’un chemin de campagne, à Lunel.

Le cadavre, qui ne porte plus de chaussures, a été traîné sur plus de 200 mètres. Son soulier gauche se trouve à côté de sa main droite, le droit à plus de deux cents mètres de là. Les agresseurs se sont acharnés avec une rare violence. La voiture de la victime, une Renault 25 beige, est retrouvée dans le parking d’une cité voisine. Là encore, il y a du sang partout. L’autopsie recense 108 coups de couteau, assénés par deux armes différentes. Le visage, le cou, les mains, les bras, l’abdomen, le thorax…, aucune partie du corps n’est épargnée. Malgré tout, la victime est rapidement identifiée. Abdelaziz Jhilal, “Azouz” pour les amis, est connu pour être un jeune sans histoire. La communauté maghrébine, très importante à Lunel, est en état de choc. D’autant que l’enquête révèle que ce jeune marié de 22 ans est aussi un dealer de cannabis, habitué à escroquer ses clients comme ses fournisseurs. Dès lors, l’enquête s’oriente vers un règlement de comptes lié au trafic de drogue.

Les gendarmes font appel à leur réseau d’indics. Très vite, deux noms apparaissent : Abderrahim El Jabri, 32 ans, alias “l’étrangleur”, un surnom sans rapport avec une quelconque agressivité, et Albdelkader Azzimani, 31 ans, appelé Raï pour ses talents de chanteur. Connus par les services de police pour être des grossistes de cannabis, ils étaient surtout les fournisseurs de la victime. “Azouz” leur devait, dixit son beau-frère, 45 000 francs. Les deux suspects sont aussitôt mis sur écoute. Le 20 avril 1998, El Jabri et Azzimami sont placés en garde à vue à la brigade de gendarmerie de Lunel. Sous la pression des questions, ils reconnaissent avoir fourni cinq kilos de shit à la victime quelques heures avant sa mort. “Azouz devait rejoindre des clients et revenir avec nos 45 000 francs, il suffisait de l’attendre. On ne l’a jamais revu”, confie aux gendarmes Abdelkader Azzimani, tout en clamant son innocence.

Témoin

Mais pour les enquêteurs, tout accuse les deux hommes. Non seulement ils sont les derniers à avoir vu la victime, mais ils sont passés sur les lieux du crime. Pour ne rien arranger, un témoin oculaire les confond. Errol Fargier, un Camarguais de 60 ans qui vit comme un cow-boy au milieu de ses chevaux à deux encablures du lieu du meurtre, affirme avoir assisté à une altercation entre quatre ou cinq personnes alors qu’il circulait en voiture. Assis dans sa caravane, bottes camarguaises aux pieds, Fargier se souvient : “Deux personnes en ont saisi une autre par les bras alors qu’une troisième s’agitait en face. Cet individu était maigre, 1 m 80, le profil allongé, le visage très mince, taillé au couteau, il ressemblait à une chèvre.” Lors de la séance de “tapissage”, Fargier reconnaît El Jabri et Azzimani. “Parmi les figurants, nous étions les seuls maghrébins jeunes”, se souvient, en colère, Abderrahim El Jabri.

Malgré tout, un détail cloche dans l’audition de Fargier. Il dit avoir assisté à cette scène dans l’après-midi, or le rapport du médecin légiste est formel : la mort d’Azouz se situe vers 20 h 30. Le témoin raconte aussi qu’il a entendu depuis sa fourgonnette le dernier râle de la victime. Peu importe, les gendarmes sont convaincus de tenir les coupables. Malgré leurs constantes dénégations, El Jabri et Azzimani sont écroués pour “trafic de stupéfiants” et “homicide volontaire”. Affaire bouclée !
Incohérences

Cinq ans plus tard, les deux hommes comparaissent devant la cour d’assises de Montpellier. Ils ont purgé leur peine pour trafic de stups et attendent d’être jugés pour le meurtre d’Azouz. Dans la salle d’audience, l’atmosphère est pesante. Libres dans le box, les accusés savent qu’ils risquent au moins 20 ans de prison. Méthodiquement, ils racontent leur journée et leur soirée du 21 décembre 1997. Ils expliquent aux jurés qu’ils ont bel et bien fourni 5 kilos de cannabis à Azouz mais qu’ils ne l’ont pas tué ; ils n’avaient aucune raison de le faire.

Lorsque Errol Fargier arrive à la barre, l’ambiance devient électrique. L’avocat général, Michel Legrand, pousse ce drôle de témoin dans ses retranchements. Fargier rougit, bafouille, se contredit, mais n’en démord pas. “À la fin de son audition, vers midi, on était convaincus que nos clients allaient être acquittés, raconte Jean-Marc Darrigade, l’avocat d’Azzimani. Au retour, changement d’ambiance. En fait, lors de la pause, l’avocat général, perturbé par les incohérences du témoin, en a profité pour aller consulter le procureur général. “J’ai sollicité son avis, nous a-t-il confié lors de notre rencontre chez lui à Montpellier. Le magistrat, aujourd’hui à la retraite, est célèbre pour avoir demandé l’acquittement de Richard Roman, cet ingénieur accusé du viol et du meurtre d’une fillette. “Demander un acquittement n’est pas neutre, j’ai suffisamment essuyé de critiques lors du procès Roman. Avec le procureur général, nous avons convenu que si le témoin s’était rétracté, j’aurais pu aller jusque-là. Mais Fargier n’a pas fléchi.”

Nouvelle enquête

Le verdict tombe : 20 ans de prison ! Dans la salle d’audience, les chaises volent sous les hurlements des proches. “Une erreur judicaire programmée”, titre le lendemain le journal local, le Midi Libre. Un an plus tard, la cour d’appel de Perpignan confirme la peine de 20 ans. Non plus pour homicide mais pour complicité. Signe que la justice doute mais ne se déjuge pas. “À l’énoncé du jugement, nous dit aujourd’hui Luc Abratkiewicz, le défenseur d’El Jabri, j’ai compris qu’il s’agissait de parfaits coupables. Des dealers, des Arabes, des histoires de pognon : ces deux hommes étaient condamnés par avance.” Retour à la case prison. Du fond de leurs cellules, soutenus par leurs familles, les condamnés se lancent dans un contre-la-montre judiciaire. Ils écrivent au président de la République, au garde des Sceaux, aux journalistes. Ils utilisent Radio prison en quête du moindre indice qui pourrait les innocenter.

À l’extérieur, la famille engage Roger-Marc Moreau, ce détective connu pour avoir mené la contre-enquête dans l’affaire Omar Raddad. Fargier craque devant le détective et la caméra d’un journaliste de France 3. “J’ai confondu El Jabri avec un autre homme”, reconnaît-il. L’avocat général, Michel Legrand, est pris de doutes. Il demande au nom du parquet de Montpellier une nouvelle enquête et auditionne les deux condamnés. En 2007, Le Point, contacté par El Jabri depuis sa prison, s’empare du dossier et donne la parole au magistrat. Une demande de révision près la Cour de cassation est engagée. Nouvel échec. Mais de nouvelles investigations sont diligentées par le parquet de Montpellier, un juge d’instruction nommé.

Aveux

En septembre 2010, les traces ADN retrouvées treize ans plus tôt sur la scène du crime sont versées au fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Trois d’entre elles retrouvées sur le rétroviseur et la portière de la voiture de la victime, mais aussi sur une de ses chaussettes, conduisent à la piste d’un nouveau suspect. Michel Boulma, 30 ans, manutentionnaire, condamné peu de temps auparavant à une petite peine pour un trafic de stups. “J’ai toujours attendu que les gendarmes viennent me chercher pour me demander des explications, je savais qu’il y avait mon sang à cause d’une coupure au doigt, a avoué Michel Boulma au juge. Je vivais dans l’angoisse, j’avais ça derrière moi.”

Placé en garde à vue, l’employé de supérette reconnaît avoir été sur les lieux du crime mais accuse un autre homme : Bouziane Helaili, 32 ans, directeur du centre de loisirs de Lunel, marié et père de deux enfants. Inconnu des services de police et jamais entendu dans la procédure, il reconnaît – alors qu’il pourrait se taire – avoir porté sur les jambes de la victime entre cinq et quinze coups de couteau. Mais pour les coups mortels, il accuse son complice. À l’époque, il avait présenté ses condoléances à la famille de la victime. Par ailleurs, il s’occupait des enfants de l’un des deux condamnés. “Je regrette pour MM. Azzimani et El Jabri, car si j’avais parlé….”, a-t-il confié au juge. Lui et son complice se seraient ensemble débarrassés du corps de la victime avant de s’enfuir avec sa voiture. Ils auraient ensuite partagé les 5 kilos de cannabis d’Azouz.

Aujourd’hui, un sentiment d’immense gâchis domine. Du côté de la famille de la victime, la plaie est rouverte. “J’ai le goût amer d’avoir participé à une machine judiciaire capable de fabriquer des coupables, confie Me Ferri, l’avocat des soeurs de la victime. Il faudra analyser ces dysfonctionnements et en tirer des conséquences.” Au début de l’affaire, l’épouse de la victime avait fait état d’une dette d’argent entre son défunt mari et un dénommé “Bouziane”. Une dette de 10 000 euros en réalité. Cette piste n’avait alors pas été suivie. Contacté par Le Point, un des enquêteurs de l’époque lâche que “lorsqu’une enquête s’oriente mal, c’est presque irrattrapable. Même quand tout semble accuser des suspects, comme c’était le cas dans l’affaire de Lunel, il faut redoubler de vigilance. Les enquêtes sont fragiles et les hommes faillibles.”La décision de la Cour de révision a été mise en délibéré. Réponse le 2 juillet.

Publié le 18/06/2012, © www.lepoint.fr

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