Yara Gambirasio : l’affaire aux 18 000 tests ADN

0
3218
Le procès de l’assassin présumé de Yara Gambirasio s’est ouvert le 3 juillet à Bergame, en Lombardie. Cette affaire interpelle le juriste par son caractère extraordinaire (article d'Emmanuel Daoud,avocat au barreau de Paris)

En effet, l’emploi massif des tests ADN a permis non seulement d’établir, en l’état, une vérité policière mais aussi de faire éclater des secrets de famille dans un scénario digne des polars de Michael Connelly ou des séries « Les Experts » ou « Esprits criminels ».

Tests ADN en série

Quels sont les faits de cette dramatique affaire où le sordide le dispute à l’invraisemblable ? Yara Gambirasio, adolescente sans histoire, a disparu le 26 novembre 2010 à l’âge de 13 ans à Bremgate en Italie (province de Bergame), alors qu’elle sortait de son cours de gymnastique. Après trois mois de recherche, elle est retrouvée morte le 26 février 2011 dans un terrain vague.

Touchée à la tête, elle aurait reçu des coups de couteau dans le dos, le cou et aux poignets. Elle aurait été victime d’une tentative de viol. Elle serait décédée à la suite de ses blessures et à cause du froid.

Les seuls indices trouvés sur le corps sont :

  • des traces de sang sur les sous-vêtements de la jeune fille (sang différent du sien) ;
  • de fines particules de plâtre/ciment dans ses poumons ;
  • des fibres de tissu sur son corps.

Les policiers prennent l’initiative d’effectuer plus de 18 000 tests ADN afin de trouver une correspondance avec l’échantillon trouvé sur le corps de la jeune fille et identifié comme « inconnu n°1 ». Les prélèvements sont ordonnés et analysés sur toutes les personnes susceptibles de s’être trouvées à proximité des lieux fréquentés par la jeune fille, collège, domicile, gymnase, etc.

Le 21 novembre 2011, un lien est établi entre l’échantillon et l’ADN d’un habitué de la discothèque de Bergame, Damiano Guerinoni. Mais ce n’est pas suffisant pour le considérer comme l’inconnu n°1.

Un test est effectué sur les membres de sa famille et un lien plus fort est trouvé avec trois de ses cousins.

Des enfants illégitimes ?

La police décide donc de confronter l’ADN du père de ces trois hommes, Giuseppe Guerinoni, avec celui de l’« inconnu n°1 » mais le père, chauffeur de bus de son vivant, est décédé en 1999, c’est-à-dire plus de dix ans avant l’assassinat de Yara Gambirasio.

C’est la salive du timbre fiscal de son permis de conduire qui est analysée et il ressort de l’analyse qu’il y a 99,999987% de chances que son fils soit l’« inconnu n°1 » tant recherché. Pour confirmer cette preuve, sa dépouille est exhumée.

Mais un problème se pose : les enfants de Giuseppe Guerinoni sur lesquels des tests ADN ont déjà été effectués ne correspondent pas au profil génétique de l’« inconnu n°1 ». Quid de l’existence d’enfants illégitimes ?

Une deuxième enquête est alors lancée pour trouver la mère de l’« inconnu n°1 ». Une liste de 525 femmes est dressée, femmes qui auraient pu croiser le chemin du chauffeur de bus.

Les centaines de tests menés sur ces femmes, et la chance d’un policier qui aurait été mis sur la bonne voie lors d’un interrogatoire informel arrosé de grappa, conduisent à Esther Arfuzzi, mariée à un certain Giovanni Bossetti et qui aurait vécu dans le même village que Giuseppe Guerinoni dans les années 70.

Les policiers en concluent que les jumeaux de cette dernière sont nés d’une relation adultérine avec Giuseppe Guerinoni. Il s’agit d’une fille et d’un garçon, Massimo Bossetti.

Les analyses effectuées sur Giovanni Bossetti démontrent qu’il n’est pas le père de Massimo Bossetti.

Une marge d’erreur de 0,000013%

Le 15 juin 2014, au prétexte d’un test d’alcoolémie, les gendarmes font souffler Massimo Bossetti. L’examen fait sur l’éthylotest démontre qu’il y a 99,999987% de chance que son ADN corresponde à celui retrouvé sur le corps de Yara. L’« inconnu n°1 » serait donc Massimo Bossetti. La marge d’erreur est de 0,000013%.

Néanmoins, Esther Arzuffi nie avoir trompé son mari – les gazettes ne disent pas si le couple Bossetti a survécu à cette enquête scientifique.

Massimo Bossetti, lui, clame son innocence. Il explique que des outils lui auraient été volés dans sa camionnette, ce qui pourrait expliquer la présence de son ADN sur le corps de Yara.

Cependant, depuis la mise en cause de Massimo Bossetti, d’autres éléments sont apparus au dossier à sa charge :

  • les particules de plâtre/ciment trouvées sur Yara proviennent du chantier où il travaille ;
  • sa camionnette aurait été vue plusieurs fois près du gymnase ou s’entraînait Yara (sa fourgonnette a été filmée par des caméras de vidéosurveillance dans le quartier de l’adolescente) ;
  • il faisait de fréquents passages à Brembate di Sopra (ville ou vivait Yara) pour revenir de son chantier à son domicile alors que cela lui rallongeait le chemin de 5 km. Les justifications données concernant ce détour ne sont pas concluantes ;
  • il fréquentait un centre de soins situé juste à côté du gymnase où s’entraînait Yara ;
  • on a retrouvé sur les vêtements de Yara un fil de tissu identique à ceux des sièges de la camionnette de Massimo Bossetti.

Les audiences de juillet sont uniquement techniques et l’examen du fond de l’affaire par les juges aura lieu en septembre avec l’audition des témoins, c’est-à-dire après la pause estivale.

Le test ADN en France

La France a-t-elle connue des affaires similaires ? A notre connaissance, aucune affaire judiciaire n’a donné lieu à l’emploi des tests ADN sur autant de personnes. Cependant, notre chronique judiciaire a été émaillée d’affaires retentissantes où l’ADN a joué un rôle clé :

  • affaire Caroline Dickinson : la jeune fille de 13 ans avait été retrouvée violée et tuée dans une auberge de jeunesse de Pleine-Fougères le 18 juillet 1996 ; un ADN est retrouvé sur le corps de la jeune fille. Dans cette affaire, menée par le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, chaque suspect avait été soumis au test ADN. Un dépistage génétique systématique des hommes de la commune de Pleine-Fougères avait été effectué en octobre 1997 (prélèvement de salive de 170 hommes âgés de 15 à 35 ans, puis de 3 500 personnes, mais sans résultat). Les débuts du test ADN de grande ampleur.

Une enquête auprès de nombreuses auberges de jeunesse a laissé apparaître des correspondances entre ce meurtre et le comportement d’un Espagnol soupçonné d’agissements suspects envers un groupe de jeunes Ecossaises hébergées dans un centre international à la Croix-Touraine : Francisco Arce Montes. La liste de suspects se réduisant, c’est un concours de circonstances qui a permis aux enquêteurs de retrouver sa trace dans un centre pénitencier en Floride où il était incarcéré pour une tentative d’agression sexuelle sur une jeune Française dans une auberge de jeunesse de Miami. La comparaison de son ADN avec celui retrouvé sur le corps de Caroline Dickinson permet d’établir une correspondance de 14 points (bien plus élevées que les 7 points nécessaires) et de relancer l’affaire en 2001. Francisco Arces Montes a été condamné par la justice française à 30 ans de réclusion criminelle dont une période de sûreté de 20 ans (confirmé en appel en 2005) ;

  • affaire Elodie Kulik : cette jeune fille de 24 ans, violée et tuée, a été retrouvée le 12 janvier 2002 sur un terrain militaire désaffecté de la commune de Tertry (Somme). Un ADN a été retrouvé sur les lieux sur un mégot et un préservatif, mais il ne révèle rien.

En janvier 2011, un policier a l’idée d’interroger le FNAEG (Fichier national des empreintes génétiques) mais d’une manière innovante, c’est-à-dire via la composante familiale de l’identité génétique (chaque enfant possède un allèle du père et un allèle de la mère) qui permet d’identifier non pas le meurtrier, mais un membre de sa famille. Le FNAEG permet de retrouver une personne qui a un point génétique commun avec un présumé meurtrier et qui habite dans la région où a eu lieu le meurtre. Cet homme s’avère être le père de l’agresseur ou de l’un des agresseurs d’Elodie Kulik. Mais ce dernier, âgé de 22 ans au moment des faits, est mort peu après dans un accident de voiture. L’exhumation de sa dépouille a permis de l’identifier comme l’un des agresseurs.

  • enlèvement de Bérényss : une petite fille de 7 ans disparue le jeudi 23 avril 2015, kidnappée puis déposée à 23 heures dans les Ardennes, soit à 120 km du lieu de l’enlèvement. Un ADN a été retrouvé sur les vêtements et sous-vêtements de la petite fille, qui a permis de retrouver son kidnappeur présumé inscrit au FNAEG pour des faits d’agression sexuelle sur des membres de sa famille ;
  • les meurtres de Voreppe : entre les meurtres des jeunes Sarah Syad (6 ans au moment des faits en 1991) et Saïda Berch (10 ans au moment des faits en 1996), l’auteur présumé (George Pouille) avait été fiché au FNAEG pour « conduite sous l’emprise de stupéfiants et défaut d’assurances » en 2005. Une nouvelle interrogation du FNAEG en 2013 a permis son identification et son arrestation, plus de vingt ans après les faits ;
  • affaire Christelle Bléry : Christelle Bléry est retrouvée morte le 28 décembre 1996 dans un fossé de Blanzy, le corps entaillé de 123 coups de lame. Le meurtrier présumé aurait été identifié en 2014, grâce aux nouvelles techniques scientifiques et notamment car il était enregistré au FNAEG depuis 2004 pour agressions sexuelles ;
  • affaire des « disparues de l’A26 » : le corps de Sophie Borca, âgée de 16 ans, avait été retrouvé dans le bois d’un village de l’Aisne (Homblières) alors qu’elle avait disparu trois semaines auparavant à la sortie de son lycée de Saint-Quentin. Une autre élève de cet établissement subissait le même sort six mois plus tard, Christel Oudin, âgée de 13 ans et demi. L’ADN d’un poil retrouvé sur la dépouille de Sophie Borca a poussé la justice à rouvrir ce dossier en 2012. Entre 250 et 300 personnes en âge de conduire et habitant Homblières en 1985 ont donc été contactées par la brigade des recherches et convoquées pour un test salivaire et interrogées.

La singularité de l’affaire Yara est qu’elle conjugue deux des caractéristiques des dossiers français : le test ADN de grande ampleur et l’utilisation des ramifications familiales de l’ADN. L’ADN a ainsi permis ainsi de répondre à deux questions : à qui appartient la trace biologique trouvée sur la scène du crime, et à qui est apparenté cet individu.

L’ADN n’est pas la reine des preuves

D’ailleurs, l’utilisation du timbre fiscal pour remonter au père de l’« inconnu n°1 » n’est pas sans rappeler l’annonce de la faisabilité d’une expertise sur le timbre du corbeau dans l’affaire du petit Grégory, qui avait permis la réouverture de l’enquête en 2000 puis en 2008.

L’affaire Yara et sa médiatisation en Italie et en Europe tendent à faire oublier que l’ADN n’est pas la reine des preuves et qu’il doit être utilisé comme un élément de preuve comme les autres. L’inversion des prélèvements ou encore leur contamination sont possibles. L’expertise en empreintes génétiques est avant tout un travail de probabilité.

Or, en l’espèce, la justice est face à une probabilité d’identification de 99,999987%, mais la marge d’erreur est de 0,000013% et bien que faible, elle existe. 99,999987% ne sont pas toute la vérité. Les expertises nécessitent en effet d’être corroborées par des éléments issus du travail classique d’enquête.

Dans l’imaginaire collectif, l’expertise ADN est devenue la preuve parfaite car elle repose sur des méthodes scientifiques très abouties, avancées et récentes (la première utilisation des empreintes génétiques dans une affaire criminelle remonte à la fin des années 80 en Grande-Bretagne). Elle est difficilement réfutable et confronte le juge à des savoirs hors de sa compétence. Elle bénéficie en outre d’une reconnaissance particulière au niveau du public grâce à des séries télévisées ou des romans consacrés aux experts scientifiques.

Toutefois, si les experts répondent à une question telle que « la trace inconnue provient-t-elle de Monsieur ou Madame X ? », ces derniers ne répondent ni à la question de l’accusation, ni à celle de la défense. C’est le travail du magistrat et le principe de l’intime conviction, cette dernière ne pouvant se baser sur la seule preuve scientifique, mais doit être l’aboutissement d’une enquête aux termes de laquelle les faits seront établis ou non, et où émergeront des éléments à charge et à décharge.

Amis lecteurs, les avocats et les magistrats savent que la vérité scientifique objective ne doit pas être assimilée à la vérité judiciaire, qui est relative et implique le renoncement à une vérité absolue pour une vérité parcellaire et conceptualisée, celle du procès. Nous espérons que la lecture de ce billet vous conduira à apprécier avec plus de circonspections les comptes-rendus judiciaires où l’ADN vous sera présenté comme la preuve définitive et irréfutable de la culpabilité du justiciable poursuivi.

Un article d’ Emmanuel Daoud,  avocat au barreau de Paris, avec Sarah Galibert, auditrice de justice, publié le 25/07/2015 à 18h52 sur http://blogs.rue89.nouvelobs.com/oh-my-code
Une autre histoire susceptible de vous intéresser :
Laisser un avis